La bienveillance en question

Henri Matisse (1869 – 1954) - La danse (1910)

«Le management par la bienveillance» ou «le management bienveillant» a pris, depuis quelques années, une ampleur inattendue dans le discours au travail. Cela est particulièrement surprenant.

D’une part, les personnes qui perçoivent tout sauf de la bienveillance dans leur activité professionnelle n’ont jamais été aussi nombreuses. D’autre part, ces mêmes personnes, salariés pour la plupart, mais aussi prestataires ou partenaires, ne réclament pas tant spontanément de la bienveillance que de l’attention et du respect réciproque – ce qui est la règle implicite de toute relation humaine.

Ceci nous alerte déjà sur un premier biais possible : dire qu’on fait preuve à votre égard de bienveillance – veiller, pour vous, à votre bien –  c’est en quelque sorte s’arroger une position haute et, en retour, vous assigner une position plus basse, dans une relation dénuée de symétrie.

La bienveillance ne se décrète pas

Plus le contexte professionnel se durcit, plus on en appelle aux qualités relationnelles, la bienveillance venant en tête de liste.Il y a là une forme de logique, car c’est essentiellement par les liens tissés entre les personnes et la capacité d’agir ensemble avec adresse (les fameuses intelligence et agilité collectives) qu’on peut se sortir de situations inédites et complexes à la fois. Puisqu’on ne peut pratiquement plus être compétent seul, il ne reste que cette option : coopérer, faire ensemble, avec ce que cela permet de solutions créatives dans un temps toujours plus contraint. Mais la qualité relationnelle minimale nécessaire à toute coopération ne se décrète pas, pas plus qu’elle ne se plaque sans être immédiatement perçue comme une manipulation ou un mensonge.

En appeler, par le biais de messages « qui viennent d’en haut comme un signal fort » à «faire le bien», à «être gentil et poli avec ses collègues» ou à «vouloir le bien de ses collaborateurs avec sincérité, mais sans naïveté» frôle l’indigence.

Quant aux personnes soumises à de telles déclarations, elles sont désormais vaccinées. Elles savent distinguer un manager ou un collègue clair et respectueux dans ses actes, d’une rhétorique qui ne fait qu’éveiller, et à raison, doute et suspicion.

La bienveillance à l’épreuve des faits

Les référentiels de compétences, et en particulier ceux des «soft skills», ont depuis longtemps intégré la tolérance à l’ambiguïté comme élément essentiel de la panoplie du collaborateur talentueux. Jusqu’ici, tout va bien. Les personnes ont appris à décoder les messages derrières les paroles et savent en général à quoi s’en tenir en fonction de la personne qui parle.

Mais quand votre responsable, qui n’a jamais le temps ni d’un suivi effectif, ni d’un cadrage soigné pour une mission, ni d’une écoute attentive aux difficultés rencontrées, croit faire preuve de bienveillance en apportant les croissants le vendredi matin, personne n’est dupe.

En revanche, le même petit déjeuner improvisé avec simplicité, sans autre intention qu’un partage de quelques instants, sans vouloir en obtenir quoi que ce soit, pourra être interprété comme un acte sympathique parmi d’autres, propice à faire grandir, peut-être, un sentiment d’attention et de proximité.

Chacun sait quand il est traité correctement, dans une relation équilibrée et réciproque

En tant qu’êtres humains, nous sommes tous équipés de systèmes très sophistiqués pour détecter les paroles sincères et les comportements altruistes. Nous sommes tout aussi capables d’identifier les situations où nous sommes pris de haut et manipulés, et où la relation se résume, de fait, à une transaction.

Dans les contextes professionnels que nous évoquons ici, personne ne peut garantir d’être toujours au sommet de la clarté, de l’empathie ou de la confiance manifestée. Des cadres dirigeants aux collaborateurs opérationnels avec lesquels nous travaillons, chacun sait qu’il fait face à un défi quotidien sur ces registres et qu’il n’a de leçon à donner à personne, pas plus qu’il ne souhaite en recevoir. En la matière, nous sommes tous potentiellement fragiles.

Pris en tenaille entre nos valeurs, les exigences économiques du contexte, la défense de certains intérêts, la compréhension des données, etc. nous sommes mis à rude épreuve. Et comme il s’agit d’être agile et d’aller vite, il nous arrive certainement de passer en force. Comment, dès lors, préserver un comportement humainement acceptable et des relations durables, porteuses d’efficacité?

Tout d’abord en ne cessant jamais de se poser cette question! Car la qualité d’une relation n’est jamais gagnée une fois pour toute. Mais aussi en demeurant vigilant sur la façon dont nous nous comportons vis-à-vis des autres, particulièrement dans le contexte managérial.

Des messages clairs, des actes cohérents.

Nos interlocuteurs de s’y trompent pas: le manque de clarté (des intentions, des objectifs, des organisations…) a pour conséquence directe de dégrader les relations. Plus qu’un discours sur les valeurs, bienveillance incluse, ce qui compte au quotidien pour les personnes que nous accompagnons, c’est la clarté des messages et la cohérence des actes dans l’espace et dans le temps.

La bienveillance comme résultat émergeant

Les ambiguïtés et les difficultés ne vont pas en se réduisant, mais il est une façon de les aborder et de les dépasser ensemble, sans faux-semblant («je veux votre bien») ni manipulation émotionnelle. Si la revendication de la bienveillance comme objectif ou comme moyen ne nous semble pas bien positionnée, personne ne peut pour autant se défausser de la dimension humaine dans son travail.

La solidité dans le rapport humain est un enjeu clé de notre époque. Elle se démontre, jour après jour, à l’épreuve des décisions à prendre et des actions à conduire ensemble.